12 AVRIL 1998,
« Papa ! Elle est où maman ? » Sautillant jusqu'à mon père dans mon tutu rose, je cherchais ma mère des yeux. Aujourd'hui, c'était mon jour, mon heure de gloire. J'avais travaillé tellement dûr pour en arriver là que je ne pouvais pas concevoir qu'elle ne soit pas présente. « Elle ne se sentait vraiment pas bien, ma puce, elle est donc restée à la maison. Mais ne t'inquiète pas, j'ai pensé à prendre la caméra. » C'est alors que je vis mon père lever fièrement son caméscope en l'air avec ce sourire enfantin qui faisait sa particularité. J'avais toujours été très proche de mon père, il était à la fois mon modèle, mon ange gardien et mon meilleur ami. Malgré tout, j'aurais eu besoin de ma mère en ce soir où les projecteurs allaient être rivés sur moi. C'était la première fois que je me produisais dans une salle qui accueillait autant de monde et la peur me nouait le ventre au fur et à mesure que le temps passait. Je me regardais dans la glace, voyant mes yeux de petite fille se voiler pour laisser place à un regard de braise au fur et à mesure que la maquilleuse s'occupait de moi. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je me retrouvais sur cette immense scène à faire des arabesques, des pas chassés, des déboulés et tous ses pas que je m'étais acharnée à apprendre durant quatre ans. Je n'étais encore qu'une enfant et pourtant, je connaissais mieux la danse que la plupart des adultes, je la pratiquais depuis que je savais marcher. C'était plus qu'une passion, c'était un rêve, c'était mon avenir, c'était ma vie et je prenais très mal le fait que ma mère ne soit pas présente sauf que j'étais loin de savoir ce qu'il se passait pour elle en ce moment même. Lorsque je rentrai à la maison, le soir même, ma mère n'était pas là, elle n'avait laissé qu'un mot à mon père qui s'affola dès qu'il eut fini de le lire. Quelques jours plus tard, on me parla de bébé, d'une soeur, d'un déni de grossesse, de complication, de mort. Comme si je savais ce que ça voulait dire. La seule chose que je vis, ces deux cerceuils sur lequels mon père pleurait. J'avais 5 ans, ma soeur venait de naître et de mourir, emportant ma mère avec elle.

8 JANVIER 2004,
Après le cours de danse de cet après-midi, je filai directement dans ma chambre et retirai mes pointes. J'avais recouvert mes pieds de bandages afin de ne pas être trop blessé mais les plaies étaient encore ouvertes. Je dois avouer que ça me faisait affreusement souffrir mais ce n'était rien comparé au plaisir que la danse me donnait. Depuis que j'avais 2 ans, je jouais déjà la future danseuse étoile et bien que mon rêve soit utopique, j'étais persuadée que je pouvais y arriver, un jour la danse deviendrait mon métier. Sans ça, je mourrerais. Alors que j'étais occupée à me changer, la tornade Gabriel fit son apparition dans ma chambre. Gabriel ? C'est mon meilleur ami. On se connait depuis le jardin d'enfants, c'est grâce à lui que j'ai réussi à faire le deuil de ma mère. Sa petite main dans la mienne a été ma bouée de sauvetage, seulement, on a bien changé depuis. « Clé, t'en as pas marre de te torturer avec tes foutus ballets, tu ne sors jamais nulle part, t'es maigre comme un clou et à force de tirer tes cheveux en arrière, ils ne ressemblent plus à rien. » Je lui lançai un regard noir avant de me lever pour détacher mes cheveux, justement. Je l'adorais mais il m'énervait quand il commençait à me juger de la sorte. De plus, il était loin d'être un exemple à suivre. À seulement seize ans, elle passait déjà ses nuits dehors à faire les 400 coups avec ses potes, à se taper toutes les filles de Paris et à sniffer de la coke comme on boit du lait. « J'ai encore le droit de faire ce que je veux, je me trompe ? Sans oublier que t'es vraiment mal placé pour me faire une réflexion. Moi, au moins, j'ai de l'ambition ! Enfin, une ambition autre que de devenir le meilleur coup de la capitale ! » J'avoue que je suis un rien possessive en ce qui le concerne, c'est mon meilleur ami, après tout. Je me tournai alors vers lui et le vit qui s'était assis sur mon lit, toute penaud. Il était mal là, je le voyais, je le connais, je le sentais. « La vérité, c'est que tu me manques, c'est tout.. » Je m'assis alors à côté de lui et déposai ma tête sur son épaule avant de lui prendre la main. Je suis parfois un peu froide avec Gaby mais, au fond, il est ce que j'ai de plus précieux, avec mon père. « Je te demande pardon.. Je sais que je ne suis pas très présente pour toi mais.. C'est que, pour une fois, j'ai vraiment l'impression d'être douée pour quelque chose et.. Je ne suis pas prête à renoncer à tout ça. » « Ouais, je comprends. C'est juste que c'est difficile de te partager. Même avec quelque chose d'intouchable. Je te demande juste de me promettre de ne jamais m'abandonner, promis ? » « Promis. » Il me tendit alors son petit doigt, que j'étreignis avec le mien. C'était notre rituel, notre pacte, notre "truc à nous".

24 AOUT 2007,
"Clélia.. Je suis désolé, mais je dois partir. Ce n'est pas que je veux te quitter, au contraire, si je pouvais, je te prendrais bien avec moi. Tu es tout ce dont j'ai besoin. Tu es parfaite avec tous tes défauts, tu es insupportable, mais tellement indispensable, et je ne peux pas me résoudre à te perdre. Mais je dois partir, pour très très longtemps. Pour m'éloigner, mûrir. J'ai besoin de savoir qui je suis, je veux dire... Je sais qui je suis, mais j'en sais trop peu. Je veux savoir de quoi je suis capable. Je veux me donner un coup en plein visage, je veux trébucher, je veux mourir de nostalgie, pleurer de ton manque, mais finalement m'en sortir, pour me dire que finalement je peux survivre à tout. Je refuse de commencer une stupide routine, m'enfermer dans un quotidien métro - boulot- dodo, ne rien faire, continuer ma vie quotidienne sans vraiment savoir où ça mène. Je veux connaitre des gens différents, je veux respirer des centaines d'odeurs, toucher des centaines de mains, poser les yeux sur des centaines de paysages. Je veux avoir mal, je veux me faire violence; je veux voyager, je veux vivre, je veux de l'aventure, je veux du grandiose, je veux du rêve. Je refuse d'avoir une vie banale, monotone, je refuse la répétition. Tu sais, avec ta mère, on s'était promis de faire un tour du monde quand tu aurais 18 ans. Elle n'est plus là mais ce voyage sera un genre de pélerinage pour moi. Et cette aventure, c'est en partant qu'elle commence. Prends soin de ma belle princesse. Je reviendrais si vite que je n'aurais pas le temps de te manquer. Je t'enverrais des lettres, on se téléphonera. Ne t'inquiète pas pour moi, ta mère veille sur moi, comme elle veille sur toi. Je t'aime, mon ange, même si je ne te l'ai pas assez dit. Prends soin de toi et à bientôt. Ton père, ton admirateur, celui qui te vouera toujours un amour sans failles. PS : je t'ai laissé la clé de ton nouvel appart' dans l'enveloppe, il va de soit que je ne veux pas que tu y sois seule. Gabriel est, dès à présent, ton garde du corps attitré. " Ça doit bien être la neuvième fois que je lis cette fichue lettre. C'est plus difficile que je ne le pensais de laisser sa famille partir mais je dois devenir adulte et prendre mon indépendance. Et puis dans moins d'un mois, je démarre ma nouvelle vie, à l'université. Ma vie est sur le point de changer, je le sais.

« Tu permets, Clélia. Je crois que ces demoiselles m'attendent. » Sans me laisser le temps de protester, Maël était déjà parti vers ces trois bimbos qui ne lui apporteraient rien. Si, du sexe. Et puis, après tout, il ne veut rien de plus alors pourquoi émettre une objection ? Et puis, de toute façon, je ne lui apporte pas grand chose de plus. Je savais que je comptais pour lui d'une certaine façon mais il était bien trop orgueilleux que pour l'avouer. Adossée au comptoir avec mon verre de vodka fraise à la main, je me contentai de le regarder aguicher ces espèces de petites allumeuses du dimanche. De temps à autre, nos regards se croisaient mais je détournais les yeux à la seconde. Il devait comprendre, il devait se douter de quelque chose, oui, j'étais jalouse. Pourquoi ? Parce qu'il est à moi, il est ma propriété privé et je n'aime pas partagé. Certes, nous n'étions que des sex friends et encore, le dernier mot est peut-être exagéré mais si il n'avait pas de l'amour, il avait tout de même une certaine tendresse et confiance pour moi. Il aurait du faire quelque chose mais il ne bougeait pas, il restait là, impassible. J'étais occupée à le contempler du coin de l'oeil lorsqu'un jeune homme vint m'accoster. « Hey Clélia, qu'est ce que tu fais ici toute seule ? » Je me retournai et aperçu Gabriel, mon meilleur ami. Je lui souris avant de lui faire la bise, il tombait à point. Jouant de mes charmes, je m'assis sur un des tabourets du bar, en croisant les jambes, prenant soin de passer négligement ma main dans mes cheveux au passage. Jetant un oeil à Maël, je remarquai rapidement que l'arrivée de mon sublime meilleur ami ne lui plaisait pas mais après tout, pourquoi pourrait-il s'amuser et pas moi ? « Clé, tu joues à quoi là ? Essayer de me séduire pour rendre ton joujou jaloux, c'est pas vraiment une super solution. Et puis, ça aurait pu marcher il y quelque années quand j'étais encore vulnérable et que je t'aimais mais là.. » « Tu m'aimais ? » Je l'avais coupé dans son élan, c'est juste que ça me faisait bizarre. Certes, ça avait toujours été très ambigu entre nous et au fond, je savais qu'il avait été amoureux de moi mais je n'avais sans doute jamais voulu le reconnaître. « Bien sûr que je t'aimais. » Je n'eus pas le temps de répliquer que je sentis une main glissée dans mon dos : Maël. « Tu viens, ma belle, on va finir la soirée ailleurs. » Je les regardais tour à tour. Maël, Gabriel. Gabriel, Maël. Je finis par me lever sans un mot, glissant ma main dans la poche du jeans de Maël. Je jetai un dernier coup d'oeil à mon meilleur ami avant de m'enfouir dans la nuit avec mon amant.